Jusqu’où va l’emprise de la chasse
sur la protection de la nature ?
Le récent numéro de la revue Ornithos (2010, 17-5) publié par la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO) est consacré aux oiseaux d’eau. Il est le fruit d’une collaboration étroite entre d’une part, des ONG de la protection de la nature en général, et des oiseaux en particulier, et d’autre part les services officiels de la chasse (Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage, ONCFS). Il illustre une situation nouvelle qui mérite que l’on s’y attarde quelque peu.
Le contenu de ce numéro
On a plaisir à mesurer l’importance des travaux scientifiques réalisés sur les oiseaux d’eau dans différentes régions de France et sur des problématiques assez variées. Notons en particulier de vraies découvertes telles que
- une évaluation nouvelle de la survie des jeunes Sarcelles d’hiver en automne, grâce à des mesures indirectes liées à des analyses d’ailes,
- la stratégie alimentaire de ces sarcelles au cours de leur migration de printemps, avec des hypothèses nouvelles sur les rôles respectifs des quartiers d’hiver et des étapes migratoires dans la préparation physiologique des oiseaux à la reproduction,
- les questionnements récents sur les virus transportés par les canards.
On ne peut que se réjouir de voir se poursuivre de telles activités de recherche. Mais dans le même temps, la lecture de ce numéro donne un vrai sentiment de malaise. La Préface donne la couleur : il y est dit qu’il faut attendre les 15 dernières années pour que, grâce à une collaboration établie entre chasseurs et non chasseurs, et grâce à l’implication de laboratoires de renom, on observe un net regain d’intérêt pour les oiseaux d’eau et une floraison de résultats scientifiques. C’est quelque peu condescendant. Les auteurs voudraient-ils faire table rase du passé en jouant les pionniers ? Par ailleurs, un certain nombre de points semblent presque relever de l’imposture. Par exemple :
- une évaluation nouvelle de la survie des jeunes Sarcelles d’hiver en automne, grâce à des mesures indirectes liées à des analyses d’ailes,
- la stratégie alimentaire de ces sarcelles au cours de leur migration de printemps, avec des hypothèses nouvelles sur les rôles respectifs des quartiers d’hiver et des étapes migratoires dans la préparation physiologique des oiseaux à la reproduction,
- les questionnements récents sur les virus transportés par les canards.
On ne peut que se réjouir de voir se poursuivre de telles activités de recherche. Mais dans le même temps, la lecture de ce numéro donne un vrai sentiment de malaise. La Préface donne la couleur : il y est dit qu’il faut attendre les 15 dernières années pour que, grâce à une collaboration établie entre chasseurs et non chasseurs, et grâce à l’implication de laboratoires de renom, on observe un net regain d’intérêt pour les oiseaux d’eau et une floraison de résultats scientifiques. C’est quelque peu condescendant. Les auteurs voudraient-ils faire table rase du passé en jouant les pionniers ? Par ailleurs, un certain nombre de points semblent presque relever de l’imposture. Par exemple :
- Comment faire croire que les résultats acquis depuis seulement 5 ans par le réseau ONCFS et Fédérations des Chasseurs peuvent aider à comprendre ou définir les tendances démographiques des populations d’oiseaux ?
- La fidélité des sarcelles à un site donné pendant le même hiver, présentée ici comme une découverte, avait déjà été formellement démontrée en 1981.
- L’idée de fusionner les deux populations de sarcelles d’hiver (atlantique et méditerranéenne) au prétexte que les échanges entre elles portent sur 20 % des effectifs de la population méditerranéenne, relève d’une conception surprenante des notions d’isolement de population. En revanche elle permet, sous couvert d’hypothèse peu scientifique, de noyer dans la masse les excès de prélèvements cynégétiques méditerranéens…
- Oser écrire que la survie des sarcelles d’hiver n’est que légèrement plus faible en Camargue (48.5 %) qu’en Amérique du Nord (54.5 %) a dû faire bondir plus d’un lecteur un peu concerné par ces questions ! Certes, l’écart arithmétique est faible, mais biologiquement, il signifie que dans le premier cas, les populations ne peuvent probablement pas se renouveler, alors qu’elles le peuvent dans le second. Là encore, l’interprétation simpliste des données permet de minimiser l’effet des prélèvements cynégétiques. La différence est de taille.
- On fait semblant de découvrir que les colverts lâchés pour les besoins de la chasse ont de très faibles survies ou des déplacements très réduits, alors que tout cela a déjà été démontré dans les mêmes termes au Danemark il y a presque 50 ans …!
- L’étude de l’effet des facteurs de dérangement qui contrôlent les stationnements d’oiseaux porte sur des espaces dits de quiétude qui sont pour la plupart non chassés, et les auteurs concluent que la chasse a un effet minime ! On aurait préféré une simple étude comparative des effectifs entre les sites chassés et les sites non chassés, qui aurait eu un réel intérêt et apporté des résultats sans doute assez différents.
- L’évaluation des populations nicheuses de Nettes rousses, basée sur des modèles mathématiques ou sur des relevés de terrain discutables, aurait mérité des validations sur le terrain. Elle débouche sur des conclusions époustouflantes de simplicité : la production potentielle ainsi calculée étant deux fois supérieure aux estimations précédentes, le mauvais état de conservation relatif à l’espèce n’a plus lieu d’exister. C’est oublier que le souci de protection de la Nette rousse est avant tout lié à la très petite taille de sa population, sujet qui n’est même pas discuté ici.
Comment cela est-il possible ?
Rappel déontologique.
Les chemins qui conduisent vers la « vérité », qu’elle soit scientifique ou pas, sont par essence des chemins de liberté, et l’on ne fait jamais que l’apprentissage de cette liberté. Mais en toute circonstance, ces chemins de liberté impliquent la non dépendance par rapport aux pressions et aux groupes de pression qui nous environnent. La démarche scientifique ne saurait se départir de ces impératifs. Il y a conflit d’intérêt dès lors que celui qui analyse une situation dépend, de près ou de loin, financièrement ou pas, de celui qui tire profit de cette situation. On ne peut pas être juge et partie. Les fabricants d’amiante interrogés sur la nocivité de l’amiante pour la santé humaine ont répondu pendant des décennies qu’il n’y avait aucun risque. Ils ont même financé des études dites scientifiques pour asseoir leurs mensonges. De même avec les affaires du sang contaminé, de la vache folle, des OGM et de Monsanto, aujourd’hui avec le médicament Mediator …
Ici, tous les articles (hormis celui de M. Gauthier-Clerc sur les virus) ont été signés, en tout ou en partie, par du personnel ONCFS (Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage) et tous ont bénéficié d’un financement chasse. Rappelons pour mémoire que l’ONCFS est un organisme public qui dépend du Ministère de l’Environnement, mais il est financé pour l’essentiel par les cotisations cynégétiques, son Président est statutairement un représentant élu des chasseurs et les chasseurs sont majoritaires au Conseil d’Administration. Nous sommes clairement dans une situation de conflit d’intérêt.
Ceci explique cela.
Il est hors de question d’en déduire que les personnels concernés sont de mauvais scientifiques. Ce serait faux pour beaucoup d’entre eux. Mais ces personnels ne peuvent pas travailler dans des conditions favorables à l’émergence de résultats contradictoires aux intérêts des chasseurs. Et l’on rappellera avec intérêt la remarque de Bardery dans son rapport d’audit sur l’Office National de la Chasse en 1991 : l’ONC ne pourra avoir de crédibilité scientifique aussi longtemps qu’il dépendra financièrement des chasseurs. La remarque est toujours d’actualité. On observe un écart constant entre les publications du monde cynégétique qui sont particulièrement neutres dès lors que la chasse pourrait être concernée, et celles de la communauté scientifique internationale où les effets négatifs de la chasse sur les populations sont fréquemment mis en évidence.
Avenir des recherches sur les oiseaux d’eau en France
Aujourd’hui, la quasi-totalité des recherches réalisées sur les oiseaux d’eau en France sont financées, en tout ou en partie, par les chasseurs (ONCFS ou Fédérations). Et plus aucun universitaire n’a de vraies possibilités de passer outre s’il veut s’engager durablement et intensément dans cette voie. La recherche sur les oiseaux d’eau, et plus largement sur l’ensemble de la faune sauvage, est aujourd’hui captive du monde de la chasse. Cet état de fait n’est pas totalement nouveau, il s’est progressivement mis en place depuis une quinzaine d’années, et il s’est déjà traduit par une action politique majeure : la mise à l’écart, par le Ministère de l’Environnement sous la pression des chasseurs, du Rapport Lefeuvre (1999) réalisé à la demande du Premier Ministre. Ce rapport scientifique devait permettre au gouvernement français d’adapter la réglementation de la chasse aux Directives Européennes. Bien que rédigé par une collaboration entre des scientifiques de l’Université, du Museum, du CNRS et de l’ONCFS, il a été refusé par le monde cynégétique (ONCFS en premier) parce qu’il préconisait, notamment, une période de chasse contenue entre le 1 octobre et la fin janvier. Il n’a jamais été pris en considération, et pire, il ne devait même plus être mentionné dans le monde cynégétique sous peine de réprimande.
Il ne faut donc pas s’attendre à ce que les travaux à venir sur ces espèces soient particulièrement critiques. On est raisonnablement en droit de craindre que le manque de rigueur scientifique qui a présidé à la rédaction de la grande partie des articles visés ici ne se perpétue à cause de cette notion de non indépendance des auteurs. On peut craindre une tendance à l’omission systématique des travaux contradictoires, à la simplification des raisonnements, à une orientation des résultats au profit des tenants des financements (= de la chasse), comme c’est déjà le cas. On peut aussi penser que les thèmes susceptibles de mettre en questionnement la chasse dans son principe ou dans ses applications ne seront pas plus abordés qu’ils ne l’ont été jusqu’ici. Par exemple l’analyse éthique du droit de non-chasse ou l’étude sérieuse des tableaux de chasse, alors que des échantillonnages nationaux sont réalisés par l’ONCFS depuis 35 ans. En revanche, on peut s’attendre à des conclusions évasives incitant à de nouvelles recherches pour savoir comment garantir le bon fonctionnement des populations… Ce qui permettra, en attendant, de ne toucher à rien.
Ainsi un pan entier de la recherche scientifique sur la faune est désormais tombé.
Et le lien avec la LPO ?
Comment une telle publication a-t-elle pu avoir lieu dans une revue de la LPO (Ligue pour la Protection des Oiseaux) ? Comme il est dit dans la Préface de cette publication, les associations de protection de la nature et les chasseurs ont entretenu des relations assez houleuses pendant longtemps. Depuis une dizaine d’années, la situation a changé assez radicalement. Pour des raisons à la fois stratégiques et financières, la LPO, FNE et le ROC, mais aussi des institutions privées comme la Tour du Valat, probablement lassés de l’énergie dépensée dans les conflits avec les chasseurs et du peu de résultats acquis en contre partie, ont adopté une politique de la main tendue vers le monde de la chasse, avec l’espoir de résultats meilleurs. Cette politique avait déjà été tentée par d’autres auparavant et n’avait pas été couronnée de succès, bien au contraire. Refaire cette tentative était un pari qui pouvait se justifier. Avec le recul des 10 dernières années, force est de constater que le bilan bénéfices/coûts pose question.
Pour les bénéfices, ces organisations ont gagné notamment en crédibilité politique et en recevabilité par les Pouvoirs Publics avec tous les avantages liés à cette proximité, et elles bénéficient d’un meilleur accès aux media. Quelques avancées laborieuses et fragiles ont également été obtenues, mais toujours par des contentieux, comme la réduction (insuffisante) des périodes de chasse aux oiseaux migrateurs, et toujours contre l’avis des chasseurs.
Pour les coûts (quand bien même ils sont indirects), il faut hélas reconnaître un recul général assez dramatique : allongement des périodes de chasse pour les espèces terrestres, légalisation de la chasse de nuit et doublement du nombre de départements où elle est pratiquée, chasse sur les réserves (celles du Platier d’Oye, d’Arès-Lège ou pire encore de la Baie de Seine en sont les exemples caricaturaux), chasse sur les espaces acquis (avec des fonds publics) par le Conservatoire du Littoral, impossibilité de modifier le statut des espèces protégées, recul sur les nuisibles, progression de l’archaïque vénerie sous terre, montée en puissance de la notion trompeuse de chasse durable, non respect de la protection du loup et de l'ours, refus des journées sans chasse ...
Aujourd’hui, la chasse est devenue parfaitement banalisée, présentée comme un outil de protection de la nature, « naturellement » intégrée dans tous les schémas d’aménagement. Elle est présentée comme faisant partie intégrante de la nature. Les chasseurs viennent l’enseigner dans les écoles publiques, à l’appui d’une convention récemment signée entre le Ministre de l’Ecologie et celui de l’Education Nationale !
C’est dans le cadre de ces relations privilégiées avec le monde de la chasse, que l’UICN avec le concours de LPO, FNE, ANCGE et OMPO, ont développé la notion de chasse durable en proposant qu’elle soit expérimentée sur les espaces du Conservatoire du Littoral (Rapport Tour du Valat, 2004) ! C’est-à-dire que le Conservatoire acquiert des terrains avec des fonds publics (nos impôts) et les met à la disposition d’une infime partie de la population, les chasseurs. C’est dans ce même cadre très consensuel que la chasse est de plus en plus souvent autorisée sur des espaces protégés (Réserve Naturelle, Parcs Nationaux, Conservatoire du Littoral …), faute d’une opposition ferme et vigoureuse au moment de la préparation des décrets de création de ces espaces naturels protégés.
Est-ce cela que les ornithologues, les naturalistes, le grand public attendent des associations de protection de la nature ? Les associations de protection de la nature ne devraient-elles pas rester librement au service de l’intérêt général, laissant aux chasseurs le soin de défendre leurs intérêts particuliers ?
En toute liberté citoyenne, nous n’acceptons pas la situation actuelle parce que nous y voyons une dérive dangereuse où la protection de la nature est déconnectée de ses fondements scientifiques et éthiques. Et nous le disons comme des lanceurs d’alerte. Cela ne retire rien de notre totale conviction du rôle majeur que jouent par ailleurs ces associations ou institutions de protection de la nature au service de la nature : la société, dans son fonctionnement institutionnel, a besoin d’elles comme contre-pouvoirs.
Que faire ?
Les questions débattues ici sont pratiquement ignorées de la majorité des français. Il y a donc un premier besoin d’information auprès du public, en commençant par tous les amateurs de nature, notamment les ornithologues qui pourraient se sentir rassurés par quelques actions très médiatiques (p.ex. la LPO contre certaines pratiques cynégétiques). L’information à diffuser concerne l’emprise croissante de la chasse sur tous les processus de décision en matière de protection de la nature en France, emprise qui tend à s’exercer désormais via des organismes originellement dévolus à la nature.
Dans cette perspective, outre la libre diffusion de ce message au plus grand nombre et par tous les moyens, nous suggérons la tenue d’un forum national sur la chasse en France où seraient abordés en particulier les 4 points suivants :
- Biologie des espèces et réglementation de la chasse
- Chasse et sécurité
- Chasse et éthique, le droit de non chasse
- Place de la chasse dans la société de demain
- Chasse et sécurité
- Chasse et éthique, le droit de non chasse
- Place de la chasse dans la société de demain
Alain Tamisier, Chercheur au CNRS, à la retraite (amc.tamisier@wanadoo.fr),
Guy Jarry, Ingénieur au CNRS, Museum Paris, à la retraite (jarry.guy@wanadoo.fr),
Hubert Tournier, Maître de Conférences, Laboratoire d’Ecologie Alpine, Université de Savoie
(hubert.tournier@univ-savoie.fr).
(hubert.tournier@univ-savoie.fr).
17 décembre 2010